
Le premier ministre prévoit de donner les clés du quartier d’affaires aux collectivités des Hauts-de-Seine
La scène s’est jouée à l’ombre de la Grande Arche de la Défense, mardi 12 juillet. Derrière la haute façade aux vitres fumées se loge l’Etablissement public d’aménagement de la Défense-Seine-Arche (Epadesa), bras armé de l’Etat et grand aménageur du quartier d’affaires.
L’opérateur, héritier de l’Epad, réunit ce jour-là à Nanterre son conseil d’administration. Autour de la table, des hauts fonctionnaires chargés des finances de l’opérateur, sous tutelle de Bercy, et des élus locaux dont Patrick Devedjian (Les Républicains). Soudain, le patron du département des Hauts-de-Seine se lance dans un réquisitoire comptable d’où il ressort que le budget 2015 de l’établissement a été « falsifié et certifié par le ministère de l’économie». Silence de plomb dans l’auditoire.
M. Devedjian exhibe alors une lettre adressée le 7 juillet à la Cour des comptes par laquelle il suggère à son premier président, Didier Migaud, « la saisine de la cour de discipline budgétaire et financière » pour répondre aux « sérieuses questions quant à la sincérité des comptes» de l’Epadesa. « Je les ai pris la main dans le sac ! », raconte en jubilant le député (LR) des Hauts-de-Seine. « L’Epadesa affiche des bénéfices mirifiques mais totalement fictifs», soutient-il. Explication : « Les administrateurs espéraient dissuader Valls de dissoudre l’établissement au 31 décembre. »
De fait, Matignon prépare un big bang institutionnel à la Défense. Le gouvernement a prévu de présenter, le 3 août en conseil des ministres, un projet de loi sur le statut de Paris et l’aménagement métropolitain qui transfère les clés du quartier d’affaires aux collectivités.
La réforme trouve grâce aux yeux de M. Devedjian qui, depuis des années, rêve de mettre l’Etat hors jeu à la Défense. Depuis de Gaulle, la cité des gratte-ciel de l’Ouest parisien est la chasse gardée des fonctionnaires de Bercy et des ingénieurs des Ponts et chaussées. A travers l’Epad – devenu Epadesa en 2010 –, l’Etat a dépossédé les maires de leurs pouvoirs d’urbanisme pour bâtir des tours à Courbevoie, Puteaux, Nanterre, la Garenne-Colombes, tout en empochant les droits à construire vendus aux promoteurs.
Révolution institutionnelle
Le premier ministre a entrepris de revoir ce circuit de décision. « L’arbitrage n’a pas été simple, reconnaît Jean-François Carenco, préfet d’Ile-de-France. Dans chaque ministère, il s’est trouvé des partisans du maintien de l’Etat aux commandes.» « Valls a su résister à la pression de la haute administration, se félicite M. Devedjian. Contrairement à Macron, qui ne bougeait pas d’une oreille sur ce dossier et faisait même de la résistance.»
Pour mener cette révolution institutionnelle, le premier ministre a commandé deux rapports à M. Carenco, dont l’un est cosigné par le préfet des Hauts-de-Seine, Yann Jounot. Et missionné un groupe d’experts publics spécialistes de l’immobilier. Conclusion de cette dernière étude que Le Monde s’est procurée : « La Défense est en péril. » Le premier quartier d’affaires d’Europe souffre d’« un déficit de remise en état» de ses tunnels, de ses voies souterraines et de ses espaces publics. De gros travaux « sont un impératif absolu dont dépend [son] avenir », écrivent les experts pilotés par Sabine Baïetto-Beysson, membre du conseil général de l’environnement et du développement durable.
Cette « paralysie» est la conséquence d’une « guerre ouverte» depuis des décennies entre l’Etat et les élus locaux, qui se défaussent chacun de la responsabilité du déficit d’entretien des infrastructures. En 2009, un nouvel opérateur uniquement consacré à la gestion du patrimoine, Defacto, a été créé. L’objectif, en confiant son pilotage au département et aux communes, était de les inciter à investir. Mais l’Epadesa et Defacto ont multiplié les litiges financiers et les contentieux juridiques créant des « dysfonctionnements», source « d’incompréhension et d’agacement pour les utilisateurs, les promoteurs et les investisseurs», indiquent les experts. Seul un retour à une unité de commandement de la Défense permettrait d’imposer un cessez-le-feu, concluent-ils.
Le projet de loi porté par Matignon vise à créer un opérateur unique chargé de l’aménagement et de l’entretien « au 1er janvier 2017». La réforme prévoit aussi de confier sa direction aux collectivités concernées : communes, département, région, métropole du Grand Paris. L’objectif affiché par Matignon est, en échange du pouvoir, qu’elles acceptent enfin de délier leurs bourses. Elles engrangent depuis soixante ans la manne fiscale de la Défense « sans rien payer ou presque», affirme M. Carenco. L’Etat, qui a « beaucoup investi, n’a plus les moyens», fait valoir le préfet d’Ile-de-France.
« Qui paye commande ! »
Le rapport des experts estime à 280 millions d’euros le coût des travaux d’ici cinq ans pour rénover la Défense. M. Devedjian se déclare « prêt à payer ». « Si la Défense s’effondre, c’est la ruine du département des Hauts-de-Seine. Donc je suis d’accord pour investir davantage», dit-il. Le département, qui verse près de 10 millions d’euros par an à Defacto, pourrait consacrer à moyen terme 50 millions d’euros au futur opérateur unique. Mais « qui paye commande ! », rappelle le député. Patrick Devedjian ne fait pas mystère de son ambition de briguer la présidence du futur opérateur. « Il ne s’agit pas d’une réforme ad hominem, s’empresse de dire M. Carenco. Même si, convient-il, la vision qu’a Devedjian de la Défense n’est pas absurde.»
Elle est, en tout cas, la même que celle de Matignon. L’étude d’impact du projet de loi que Le Monde s’est procurée affirme que « le modèle économique» de la Défense, « fondé pour l’essentiel sur les recettes tirées des droits à construire, a aujourd’hui atteint ses limites». Il est « à bout de souffle », renchérit M. Devedjian, puisque le stock de foncier disponible sur son périmètre s’amenuise. Du coup, la seule solution pour dégager des recettes nouvelles suppose de valoriser ses espaces publics par l’offre de services : « Un métier que les élus savent mieux faire que l’Etat», assure-t-il. Le patron des Hauts-de-Seine en veut pour preuve la hausse des recettes propres de Defacto, qui ont crû de 70 % depuis 2009. L’opérateur a fait venir des restaurants, mis en place des manifestations culturelles et doublé le produit des parkings. Si bien que Defacto espère « couvrir d’ici cinq ans les charges de fonctionnement du quartier, prévoit Marie-Célie Guillaume, sa directrice générale. Rendre la Défense « moins anxiogène, plus urbaine », dit-elle, est aussi le meilleur moyen de faire revenir les entreprises. Ce qui incitera les promoteurs à rénover leurs tours, dont 70 % sont obsolètes.
Les experts estiment à 280 millions d’euros le coût des travaux d’ici cinq ans pour rénover la Défense. Dans les couloirs de l’Epadesa, la démonstration ne convainc pas pour autant. « La vente des droits à construire rapporte toujours autant. Notre plan financier pour 2010-2023 prévoit un excédent de 1,3 milliard d’euros», fait valoir la direction de l’opérateur. « L’enjeu de la réforme n’est donc pas financier. Il est de flécher l’argent dans l’entretien du patrimoine. Ce qui suppose que les élus qui piloteront le futur opérateur sachent choisir entre tailler les roses et mettre aux normes les tunnels », remarque un administrateur nommé par l’Etat.
« Pacte financier »
Dans son contrat, Matignon a prévu des garanties : les collectivités qui participeront au nouvel opérateur devront signer un « pacte financier». L’Etat conservera de son côté un siège au conseil d’administration. En décentralisant la gouvernance de la Défense, M. Devedjian n’est pas le seul à trouver son compte. M. Valls fait au moins un heureux à gauche : cette réforme est « une grande victoire pour la ville de Nanterre, estime Patrick Jarry, son maire (Gauche citoyenne). Pour la première fois depuis 1958, la ville va retrouver l’entière maîtrise de l’aménagement de son territoire et se voit débarrassée de la tutelle tatillonne et coûteuse» de l’Etat, poursuit M. Jarry. Le soutien du maire d’une des plus grandes villes de gauche d’Ile-de-France ne devrait pas dissuader, pour autant, certains élus socialistes, écologistes ou du Front de gauche d’accuser le gouvernement de donner la combinaison du coffre-fort de la Défense à la droite des Hauts-de-Seine.
Béatrice Jérôme
450 MILLIONS
C’est, en euros, le montant annuel des retombées fiscales de la Défense pour Puteaux, Courbevoie, Nanterre, le conseil départemental des Hauts-de-Seine et la région Ile-de-France, selon une note interne de l’Epadesa, datée de novembre 2015. Puteaux dispose d’une recette fiscale par habitant supérieure de 213 % à la moyenne des communes des Hauts-de-Seine. Mais la contribution de Puteaux, Courbevoie et du département au budget de Defacto, opérateur chargé d’entretenir le site, ne représente que 3,2 % de ce total.